ManœuvresSémaphore pour l’espace public

Zone d'expérimentation interdite, merci de ne rien tenter

Et si on se donnait la liberté d'expérimenter pour véritablement innover?

L’espace public est le théâtre de l’évolution constante des pratiques et des comportements citoyens. La transformation de ses usages s’inscrit sous l’influence de phénomènes et d’enjeux socio-économiques variés comme l’inclusion, la privatisation, l’éthique environnementale ou le rapport au patrimoine. De nature évolutive, ces enjeux s’inscrivent pourtant dans un contexte où la pensée et la fabrique de l’espace public correspondent à un processus rigide et figé. Face au constat de l’impermanence et de la fluctuation des positionnements, des valeurs et des besoins, se pose la question de savoir si la prescription d’intentions précises pour l’aménagement des espaces publics est pertinente. Étroitement associée à la notion de rentabilité, la durabilité de la configuration de l’espace public et de son mobilier ne relève-t-elle pas de l’utopie ? Au contraire, est-ce que l’expérimentation pour son aménagement à l’aide d’installations temporaires ou d'approches alternatives s’avère une option mieux adaptée à la réalité des villes et à leur dynamique de mutation continue. Ne devrait-il pas s’agir d’un droit pour promouvoir des approches inédites et dessiner de nouvelles manières de construire la ville collectivement. L’espace public ne doit-il pas être davantage que le simple négatif de l’espace bâti et faire l’objet de projets spécifiques innovants ?

L’approche traditionnelle pour la fabrique de l’espace public met en interaction des structures établies, professionnelles, basées sur des savoirs reconnus comme légitimes. Toutefois, le processus d’élaboration, de conception et de production repose sur une politique stricte et complexe, si bien que les problématiques adressées par les projets d’aménagement urbain risquent sinon de devenir obsolètes avant le terme de leur réalisation, du moins de n’en proposer qu’une vision autorisée. Une autre optique, plus flexible et émanant d’initiatives collaboratives, interdisciplinaires et communautaires, tend à démocratiser ce processus en ouvrant la voie à des approches alternatives comme des projets de recherche-action ou des projets pilotes interdisciplinaires. Il s’agit de renverser l’approche conceptuelle et les démarches traditionnelles pour tenter de faire émerger des pistes de solution rapides à des enjeux imminents comme la densification urbaine, le manque d’infrastructures sociales et physiques adéquates, la ségrégation croissante des classes, les questions environnementales, et le manque de ressources - notamment financières - des institutions publiques.

En porte-à-faux avec la stratégie urbaine planifiée, les processus collaboratifs dans le système de la fabrique des villes sont apparus de façon sporadique, notamment dans l’architecture collective des années 1970, puis dans l’urbanisme, avant de connaître un engouement généralisé au début des années 2000. Répandu mondialement, le prototypage d’aménagements urbains explore le potentiel d’amélioration de la santé urbaine inhérent à l’approche du design participatif. La méthode bottom-up est préconisée à chaque étape de ce type de projet, de la genèse à la réalisation en passant par la planification et la mise en chantier. Les interventions sont généralement ciblées - d’où le recours à l’expression « acupuncture urbaine » - spontanée, impulsive, et peu coûteuse. Elles ne visent pas à la pérennisation de leurs propositions, mais plutôt à offrir des pistes de solutions pour catalyser le changement sur le long terme. Comme agents de transformation des villes, elles révèlent le potentiel des espaces publics avec des moyens limités : aménagements légers, évolutifs et réversibles sont entrepris pour faire l’essai in situ de nouveaux usages. Leur portée réside non seulement dans la proposition d’un modèle alternatif pour la construction des espaces publics, mais aussi pour leur gestion et leur occupation.

Dans un même ordre d’idées, la fabrique d’espace ou placemaking correspond à un processus collaboratif centré sur la communauté et destiné à renforcer les liens entre les citoyen.ne.s et les lieux de leur collectivité. La valeur de l’espace public se trouve maximisée par le partage des espaces urbains, de leur pensée au développement de modes d’usage créatifs. Outre ses applications pour la conception et l’occupation des lieux, l’expérimentation est également pertinente en termes de gestion des lieux (par exemple au Champ des possibles ou au Parc des Gorilles). Les processus de cogestion présentent également une manière d'impliquer les citoyen.ne.s dans l’évolution de leur espace public, autant par l’entretien, le réaménagement ou l’utilisation des espaces comme lieu pédagogique et de sociabilisation. Ces démarches alimentent le sentiment de communauté - élément essentiel à l’appropriation de l’espace public. De plus, la cogestion permet d'apporter une plus grande flexibilité d’usage et d’aménagement au fil du temps.

Le premier dilemme notable par rapport aux démarches expérimentales dans la conception des espaces urbains concerne leur assimilation toujours plus grande par les instances politiques, interpellées par leur aspect populaire, peu coûteux, et vecteur de développement durable. On peut s’interroger de savoir si, lorsqu' elles sont intégrées dans les stratégies officielles de développement urbanistique, ces initiatives permettent toujours de faire pleinement l’expérience de la démocratie. Cet ordre d’appropriation n’est pas étranger à un autre dilemme, soit celui de la standardisation des modes alternatifs d’aménagement urbain. Bien que communautaires et ponctuelles, les approches empruntées dans ce cadre se révèlent toujours davantage comme étant similaires, voire à l’esthétique mondialement uniforme, selon un mode analogue d’intervention. Enfin, ces approches sont de plus en plus critiquées comme catalyseurs de gentrification. Revendiquant l’intervention communautaire, elles ne donnent en fait la voix qu’à une portion limitée de citoyen.ne.s. De plus, la popularité croissante des installations éphémères a pour effet d’élever la valeur des secteurs où elles s’implantent, entraînant éventuellement une hausse des frais immobiliers des habitations environnantes.