ManœuvresSémaphore pour l’espace public

Prière de m’écouter, de me sentir, de me gouter, de me toucher.

La sensorialité et l’expérience émotionnelle sont-elles négligées dans la conception de l’espace public?

Parc

L’espace urbain donne lieu à une large variété de stimulations sensorielles et émotionnelles. Le ressenti dans l’espace public ne s’arrête pas aux sensations qui font appel aux cinq sens, mais il comprend également des émotions, des sentiments, des imaginaires individuels et collectifs. L’atmosphère ou l’ambiance qui émane de l’espace public découle directement de la sphère des émotions. On parlera d’une ambiance chaleureuse, conviviale ou froide et hostile, d’un sentiment de liberté, de lieux « stimulants », « reposants » ou encore « oppressants », d’un sentiment d’attachement et d'appartenance, d’un rapport esthétique ou symbolique, en particulier en lien avec la nature (liberté, évasion, lien à la terre, refuge), comme la présence de l’eau qui incarne la quiétude, le calme, l’apaisement et la tranquillité, ou au contraire à des aspects négatifs qui génèrent de la colère face aux espaces morts liés, par exemple, aux infrastructures routières.

Comme monde sensible, l’espace public est à la fois vécu, représenté, ressenti et imaginé. Chacun.e fait l’expérience du paysage urbain selon son bagage social, culturel, intellectuel, personnel, ses sens et ses émotions, et ce de façon consciente ou pas. La répétition de certains sons oriente notre interaction quotidienne avec l’environnement bâti et inscrit notre expérience spatiale dans une temporalité. Les odeurs inhabituelles nous interpellent, évoquant des souvenirs et dirigeant ou déviant notre activité dans l’espace. Bien que moins manifestes, le goût, le toucher et les autres modalités de perception comme la chronoception ou la thermoception, ont un rôle tout aussi important dans la captation des caractéristiques d’un espace et dans l’altération de notre rapport à l’environnement bâti. Ainsi, les émotions et les sensations conditionnent notre expérience de l’urbanité et la dynamique de notre collectivité.

Ces réflexions invitent à considérer comment nos sens et nos perceptions peuvent influencer la manière dont on vit et pense nos espaces publics. La posture technique et fonctionnaliste adoptée pour l’aménagement de l’espace public limite l’influence des considérations de la ville vécue, représentée et ressentie dans les processus décisionnels. Les représentations, sentiments, sensations et émotions restent des critères généralement marginaux dans la conception des espaces. On peut dès lors s’interroger sur la place accordée aux dimensions fondamentalement humaines que sont les sensations et les sentiments dans la conception de l’espace public ? Est-ce même un enjeu abordé par les parties prenantes à ce processus ? Le cas échéant, quels sens prédominent dans les démarches d’aménagement des espaces publics ? S’agit-il seulement de la vue qui se présente comme le sens principal dans notre rapport à l’environnement urbain ?

Une appréhension globale des sens et des émotions dans la fabrication de l’espace public est à même d’encourager l’émergence d’une relation plus saine avec ses usager.ère.s. Alimenter les aspects qualitatifs dans l’expérience de la ville et reconnaître la charge sensible des espaces sont des vecteurs de durabilité qui retiennent de plus en plus l’attention des décideur.se.s et aménageur.se.s. Néanmoins, le caractère subjectif de la sensorialité et des émotions complexifie l’établissement d’une méthodologie ou la mise en place d’une approche qui soit éthique et qui ne tende pas à instrumentaliser le sensible.

Plusieurs avenues peuvent être considérées pour favoriser les perceptions sensorielles génératrices d’effets positifs dans notre expérience de l’espace public, comme la diversification des ambiances urbaines et la création d’atmosphères permettant la régulation émotionnelle des individus, l’adaptation aux usages de différents espaces, la stimulation de l’imaginaire et les capacités cognitives des individus (points de repères, lisibilité des espaces), le renforcement de l’identité des lieux pour contribuer au sentiment d’appartenance des citoyen.ne.s ou encore l’amélioration des modalités de déplacement dans l’espace.

Des approches exploratoires et des relevés ou recueils des connaissances sensibles d’un lieu, de ses perceptions, des émotions qu’il suscite et de sa mémoire permettraient d’identifier les enjeux du monde sensible plus ou moins perçus dans les analyses urbaines traditionnelles. L’implication des citoyen.ne.s et des artistes, qui ont une réceptivité accrue au domaine du sensible, relève d’une grande pertinence dans ce genre d’approche. Ces recueils sensibles d’un lieu pourraient servir de départ pour des concours, appels à candidature ou commandes en permettant aux futurs aménageur.se.s d’un espace public de s'y appuyer pour intervenir de manière plus humaine.