ManœuvresSémaphore pour l’espace public

Attention : cet espace n’est pas conçu pour tous les publics. Nous préférons vous en avertir

Nos espaces publics sont-ils véritablement inclusifs?

L’espace public permet l’expérience spatiale de la démocratie. Comme pôle fondamental de la vie communautaire, il est indispensable pour favoriser le dialogue et l’échange, la participation citoyenne, la mixité sociale, le loisir et la détente, et pour forger un sentiment d’appartenance au sein de la collectivité urbaine. Toutefois, contrairement à l’idée reçue selon laquelle l’espace public est un lieu neutre et aisément accessible à chacun.e, sa réglementation, son aménagement et son mobilier peuvent faciliter ou entraver son usage, son appropriation, et le sentiment de sécurité des citoyens.

L’inclusivité se présente comme un facteur déterminant d’un espace public sain et démontre la capacité d’une ville à respecter de façon équitable et bienveillante l’ensemble de sa population. Elle s’évalue à la lumière d’indicateurs liés à l’accessibilité, notamment en termes d’accès physique, social, économique, racial ou de genre. Ainsi, un espace public inclusif est un lieu où toute personne doit être autorisée et habilitée à participer pleinement aux opportunités qui lui sont offertes, aux processus d’aménagement de l’espace et de son mobilier, aux informations qui le concernent et aux activités qui s’y tiennent. Il doit adopter la présomption à l’égalité des intelligences, c’est-à-dire la conviction en l’égale capacité de l’ensemble de sa population de participer à l’élaboration de ses normes. L’incorporation d’une éthique urbaine faisant la promotion du respect mutuel et de l’apprentissage collectif est une piste de solution favorable au développement d’un espace public inclusif. Dans un même ordre d’idées, il s’agit d’assurer la dignité de toustes les citoyen.ne.s et d’adopter une approche holistique encourageant un développement urbain à la fois balancé et multiculturel. Selon une compréhension encore plus globale, la notion d’inclusivité dépasse ses déclinaisons anthropocentristes pour intégrer d’autres règnes ou formes de vie, notamment animales et végétales.

Les conditions d’accès physiques sont des indicateurs importants pour l’évaluation du degré d’inclusivité de l’espace public. L’espace public inclusif doit être accessible à chaque citoyen.ne selon ses capacités et dispositions physiques. Cet enjeu se décline en termes d’infrastructures sanitaires et sécuritaires mises à la disposition des usager.ère.s, et d’accessibilité à ces infrastructures. À titre d’exemple, l’espace public inclusif doit mettre en œuvre des solutions pour freiner la ségrégation des espaces entre ceux accessibles aux personnes en situation de handicap et les autres, que ce soit pour les enfants dans les aires de jeux ou pour la mobilité des aîné.e.s au fil des saisons. Il permet la sécurité de la présence physique et la liberté de déplacement en tout temps.

En plus des questions liées à son usage, l’espace public inclusif doit également veiller à ne pas limiter l’implication de quiconque dans son processus de développement, de conception, et de gestion. Les rues, les marchés publics et les parcs sont tous des pôles majeurs de la vie communautaire; l’espace public doit donc être compris comme un processus plutôt qu’un objet fixe. Ce sont des lieux en constante évolution, où la notion de « droit à la ville » n’est pas seulement d’y vivre et d’utiliser son espace, mais aussi de participer à son processus continu de création.

Du point de vue de l’accès social et économique, l’inclusivité d’un espace public peut être appréhendée par la considération des mesures destinées à dissuader ou exclure certaines tranches de la population. Parmi celles-ci, on retrouve la conception de mobilier urbain ou l’adaptation du système d’éclairage pour repousser les personnes en situation d’itinérance. Ces mesures ont été démontrées comme portant préjudice aux personnes itinérantes, notamment pour leur sécurité et leur capacité à trouver des lieux pour répondre à leurs besoins essentiels - manger, dormir - où elles ne sont pas réprimées par l’intolérance face aux incivilités. En plus de ces mesures, le manque de diffusion d’information quant aux activités qui se déroulent sur l’espace public est également vecteur d’exclusion. On peut se poser la question de savoir si les activités prévues sur l’espace public sont accessibles à tous et gratuites (marchés, concerts, festivals), ou si certains secteurs sont réservés à une partie de la population et proposent des configurations urbaines favorisant les intérêts privés.

Plusieurs études démontrent de quelle manière les hommes blancs hétéronormés d’âge moyen ont historiquement occupé, défini et créé l’espace public, favorisant leurs besoins en dépit de ceux d’autres tranches de la population. Parmi les principales problématiques soulevées par cette thèse, on retrouve une différence marquée entre les modes de déplacement urbain des femmes et des hommes. Le modèle de mobilité au féminin a tendance à rejoindre la notion du trip chaining, qui consiste en l’enchaînement des déplacements pour se rendre dans différents endroits, alors que les hommes se déplacent souvent de façon plus linéaire, sur de plus longues distances. Or, la plupart des configurations urbaines ont été pensées pour faciliter le mode de déplacement linéaire. Plus largement, la question de l’égalité des genres passe par la reconnaissance de la diversité des genres, l’implication des femmes dans les instances décisionnelles, dans l’appellation de lieux, rues, places publiques et monuments, de même que dans des questions plus générales comme le regard critique posé sur l’affichage publicitaire sexiste.

L’inclusivité pose des dilemmes complexes qui appellent à une réévaluation constante des positions adoptées. De fait, l’inclusivité des un.e.s n’est pas celle des autres, et des éléments nécessaires au bien-être et au sentiment de sécurité des un.e.s peuvent susciter un sentiment d’exclusion chez les autres. La constance et l’ouverture du dialogue à ce propos est résolument indispensable pour entretenir une démocratie saine.

Légende / crédit : Banc anti-itinérant, source Marie-France Coallier, Le Devoir

Pour en savoir plus

Aygeman, J. (2017). Interculturally Inclusive Spaces as Just Environments.

Pierre Bourdieu (2018), Social Space and the Geneis of Appropriated Physical Space, International Journal of Urban & Regional Research, 42 (1), 106-114.

Buser, M. (2012). The production of space in metropolitan regions: A Lefebvrian analysis of governance and spatial change. Planning Theory, 11(3), 279-298.

Carmona, M. (2019). Principles for public space design, planning to do better. Urban Design International, 47-59.

Carr, S., Francis, M., Rivlin, L. G. and Stone, A.M. (1992) Public Space. Cambridge: Cambridge University Press.

Francis, M. (1987) The making of democratic streets, in Moudon, A.V. (ed.) Public Streets for Public Use. New York: Columbia University Press, pp.23-39.

Flensner, K.K. & Von der Lippe, M. (2019). Being safe from what and safe for whom? A critical discussion of the conceptual metaphor of ‘safe space’. Intercultural Education, 30 (3), 275-288.

Gehl, Jan (2008, 2010). Life Between Buildings.

Gilow, Marie (2015). Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles : perception et stratégies, Brussels Studies.

Harvey, D. (2008). The Right to the City. New Left Review, 53.

Madanipour, A. (2000) Public space in the city, in Know, P. and Ozolins, P. (eds.) Design Professionals and the Built Environment. New York: John Wiley, pp.117-125.

Madanipour, a. (2004). Public and Private Spaces of the City. Routledge.

Mitchell, D. (1995) ‘The end of public space? People’s Park, definitions of the public and democracy’, in Annals of the Association of American Geographers, 85, 108-133.

Z. Muge Akkar (?), New-generation Public Spaces – How ‘Inclusive’ Are They?, p.[?]

Nissen, S. (2008). Urban Transformation: From Public and Private Space to Spaces of Hybrid Character. Czech Sociological Review, 44(6), 1129-1149.

Raibaud, Yves (2015). La Ville faite par et pour les hommes, Belin.

Sadler, D. (1993) Place-marketing, competitive places and the construction of hegemony in Britain in the 1980s, in Philo, G. and Philo, C. (eds.) Selling Places: The City as Cultural Capital, Past and Present. Oxford, New York, Seoul, Tokyo: Pergamon Press, pp.175-192.

Sennett (2018) Building and Dwelling: Ethics for the City, Penguin Books.

Shonfield, K. (1998) At Home with Strangers: Public Space and the New Urbanity. Working Paper 8: The Richness of Cities. London: Comedia and Demos.

Yeoman (2019). The Meaningful City. Oxford Handbook of Meaningful Work.