ManœuvresSémaphore pour l’espace public

Considérez-moi à ma juste valeur!

Comprenons-nous vraiment la valeur ajoutée qu'apporte les espaces publics à nos villes?

Les changements démographiques comme l’accroissement ou le vieillissement de la population des villes et la densification des zones urbaines soulèvent la nécessité toujours grandissante de donner aux citoyen.ne.s accès à des lieux pouvant subvenir à leurs besoins quotidiens, que ce soit pour pratiquer une activité physique, se divertir, travailler, se rencontrer ou encore se reposer. Cette dynamique souscrit les autorités municipales à agir pour le développement de villes plus agréables et inclusives, par exemple en améliorant le sentiment de sécurité des citoyen.ne.s ou en réduisant des formes de nuisance comme le trafic automobile. La saine gestion, l’aménagement adéquat et le développement communautaire harmonieux et sensible de l’espace public participent directement au mieux-être en milieu urbain. Cependant, ces mesures requièrent l’allocation d’un budget dédié - pour les opérations de gestion et leur maintien - et sont souvent mal comprises ou inconsidérées de la part des autorités ou de la population elle-même. Un des motifs sous-jacents à cette incompréhension s’ancre dans une vision unilatérale et monétaire de la valeur des investissements pour les espaces publics et des bénéfices qu’ils génèrent.

Dans un système socio-économique capitaliste où domine la logique du retour sur investissement, les bénéfices produits par l’espace public ne sont pas reconnus à leur juste titre, entres autres parce que ses projets d’aménagement s’étale le plus souvent sur le long terme et son impact financier est perceptible uniquement selon une vision plus étendue. L’évaluation et la quantification des valeurs de l’espace public par rapport aux sommes investies en données économiques relèvent d’un exercice aussi complexe que nécessaire afin de justifier et d’assurer leur financement. De plus en plus d’études présentent des arguments soutenant les multiples bénéfices de l’espace public et tentent d’attirer l’attention des décideur.se.s et des citoyen.ne.s sur l’importance d’investir davantage pour leur amélioration, citant des bienfaits d’ordres variés, notamment économique, sociale, environnementale, symbolique, physique et psychologique.

L’impact économique des espaces publics se décline de multiples façons. Pour les biens immobiliers adjacents, le développement des espaces publics est synonyme d’une hausse de la valeur foncière. En contrepartie, les taxes de mutation se trouvent augmentées et bénéficient directement aux revenus municipaux. De même, les espaces publics bien réalisés apportent des bénéfices liés au divertissement et au tourisme. Ils donnent une valeur symbolique à une ville, son identité. Les rues d’une ville expriment son identité. Il en va de même pour les places publiques. Plusieurs activités s’y déroulent et favorisent l’essor de l’économie locale comme les marchés. Un autre aspect qui, par ricochet, a un effet positif sur l’économie d’une ville concerne les bienfaits des espaces publics sur la santé de la population. L’augmentation du taux d’obésité lié aux modes de vie sédentaires et à la réduction de l’activité physique de même que le taux d’absentéisme lié aux modes de vie contemporain anxiogène et stressant dans le monde urbanisé a un coût élevé dont on prend mal la mesure. La compréhension des causes de ces troubles de santé par les autorités est primordiale pour assurer un mode de vie urbain sain. Les espaces publics verts offrent des ressources incontournables pour prévenir ces troubles, notamment grâce aux opportunités qu’ils offrent pour l’activité physique, le rétablissement du stress et de la fatigue, ainsi que les interactions entre les citoyen.ne.s.

Du point de vue social, l’espace public permet la pratique de la démocratie. Il est un lieu d’engagement et de développement communautaire fondamental. La façon dont les citoyen.ne.s adoptent, forment, utilisent et gèrent les espaces urbains en déterminent le sens. Ces derniers sont construits dans une dynamique relationnelle évolutive - l’espace se réalise par les activités qui s’y tiennent, la culture et l’identité des communautés qu’on y retrouve, la mixité sociale des groupes, les différentes options d’activités. Un espace public sain est un espace emprunté par les citoyen.ne.s où l’on peut montrer librement son identité, son ethnie, sa culture et prendre conscience des diversités. Il donne des occasions de rencontre avec les autres membres de la communauté via l’attachement à un lieu commun. Les opportunités d’interaction sociale, d’inclusion et de mixité, la mémoire des lieux. Le potentiel d’interaction et de rencontre entre des gens de différents milieux, âges, classes sociales et origines ethniques dans le domaine public est un prérequis crucial pour créer une société inclusive et encourager la tolérance et le sens de l’appartenance. Un espace public de cet ordre est à la base du développement durable urbain. Par conséquent, on observe autour des espaces publics bien gérés et bien développés une baisse du taux de criminalité ainsi qu’une baisse de la peur du crime qui s’accompagne d’une plus grande fréquentation des espaces et d’une diminution des coûts liés aux crimes et méfaits.

L’espace public est également un lieu phare pour la conservation et la pérennisation de pratiques sociales comme les jeux dans la rue chez les jeunes. Il permet de répondre aux besoins de base des citoyen.ne.s, comme leur déplacement et l’aménagement qui le facilite (lumières de rue, mobilier urbain, toilettes publiques). Cet aspect est d’autant plus pertinent pour les communautés en situation de précarité puisque les enfants y profitent des ressources situées dans leur environnement direct. L’accès à ces espaces améliore le développement des jeunes, leurs compétences sociales, l’expérience de la confrontation et de la résolution de crises émotionnelles, la compréhension morale, des compétences cognitives comme le langage, des compétences physiques par le jeu libre dans l’environnement naturel.

Plusieurs éléments présents dans l’espace public aident de même l’environnement, notamment pour réduire les effets néfastes des îlots de chaleur, et éventuellement de réduire les coûts énergétiques des systèmes de climatisation des bâtiments. Ces espaces ont un effet direct sur la diminution des différentes formes de pollution (air, eau, son), et jouent un rôle dans l’absorption du CO2 tout en permettant la préservation de la biodiversité urbaine.

La reconnaissance toujours croissante des avantages économiques dont recèlent l’espace public s’incarne particulièrement dans trois phénomènes des villes post-industrielles, soit la privatisation, la commodification et la commercialisation. À différentes échelles et selon différentes formes, ces phénomènes comportent certains dangers et constituent même une certaine menace pour l’espace public. La privatisation qui découle des politiques néo-libérales des années 1980 démontre comment le contrôle des espaces publics relèvent de plus plus du secteur privé, induisant une dynamique directement influencée par les principes du marché. La commodification rejoint la considération des biens publics comme des commodités, les présentant comme des biens que l’on peut acheter et vendre librement plutôt que comme un droit sociétal. Enfin, la commercialisation s'accompagne d’une logique où le domaine public est employé pour produire un profit plutôt que d’améliorer la qualité de l’espace et de la vie urbaine. Le rôle toujours plus important de ces phénomènes dans le développement de l’espace public ne vise qu’une portion congrue de la population et peut, sur le long terme, annihiler grandement ses fonctions essentielles.

Récemment, un changement de paradigme tend à déplacer le focus des villes et des zones urbaines d’une intention de croissance vers une volonté de développer la qualité de la vie urbaine. Ce modèle se trouve de plus en plus au centre des politiques urbaines comme véritable moyen de rester compétitif face aux autres villes et à l’exode urbain. Ce changement n’est pas étranger à la reconnaissance du rôle limité des revenus économiques par rapport au bonheur des citoyen.ne.s. Le succès d’une société ne dépend résolument pas tant de son développement économique que de son degré de bonheur et de la force de sa collectivité.

Légende et crédit : Jardin communautaire Souligny, Source Martin Chamberland, La Presse

Pour en savoir plus

https://www.sciencedirect.com/topics/social-sciences/public-space

https://www.archilovers.com/stories/5476/the-value-of-public-spaces-economic-or-social.html

https://pj.news.chass.ncsu.edu/2019/07/29/the-social-impact-of-public-space-a-case-for-measurement/

https://briarpatchmagazine.com/articles/view/theres-no-such-thing-as-a-politically-neutral-public-space

https://www.architectural-review.com/essays/outrage/outrage-pure-developers-architecture-too-often-forgets-the-value-of-truly-public-space

https://land8.com/putting-a-price-on-design-what-is-the-value-of-public-space/

https://vmspace.com/eng/report/report_view.html?base_seq=OTA5

https://www.spacescape.se/new-research-project-on-public-space-value-with-un-habitat/

https://covid-19.mitpress.mit.edu/pub/8icuynaf/release/2

https://activelivingresearch.org/sites/activelivingresearch.org/files/Synthesis_Shoup-Ewing_March2010_0.pdf

https://www.ibicity.fr/le-paradoxe-de-lespace-public-source-de-cout-ou-actif-strategique/

https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2020/02/11/investing-in-public-spaces-to-achieve-livable-cities-for-all